
Km 32 : quand le corps tient, le mental aussi, mais que le cerveau lâche
Récemment, j’ai couru un trail de 54 km avec 2000 m de dénivelé. Pas un exploit. Juste un fait. C’était long, boueux, pluvieux, épuisant. Une montée finale, presque mythique, vers la cathédrale du Puy-en-Velay, les jambes à bout, la tête ailleurs. Et comme souvent, c’est après coup que j’ai compris ce qui s’était réellement joué. Ce n’était pas une performance. C’était une leçon. Et elle ne concernait pas que la course à pied.
Je m’étais entraîné pendant des mois. Sept mois plus tôt, je courais 10 km sur du plat en mode “je suis au bout du bout”. Progression constante, alimentation carrée, rien n’avait été laissé au hasard. Sur le papier, j’étais prêt. Sur les vingt premiers kilomètres, tout allait bien. Le corps répondait, le souffle était fluide, l’envie intacte. Sur les dix suivants, pareil. Mais à partir du trentième, quelque chose a commencé à basculer. Un ralentissement progressif, pas spectaculaire mais tenace. Les muscles encore fonctionnels, mais les jambes soudain plombées. Comme si quelqu’un avait discrètement baissé le volume de l’énergie. C’est à partir du kilomètre 32 que tout s’est figé.
Il n’y avait pas de blessure, pas de mur à proprement parler. Pas même de véritable douleur. La ration se passait bien, calibrée et planifiée. Et pourtant, l’élan était coupé. J’ai mis un moment à comprendre que ce n’était pas le corps qui flanchait. C’était plus subtil, plus intérieur. C’était le cerveau qui avait pris la main, enclenchant ce que les physiologistes appellent la “protection neuromusculaire”. En clair : tout fonctionne encore, mais l’ordre est donné de freiner, pour éviter un potentiel danger. Le cortex moteur limite les signaux envoyés aux muscles. Et pour enfoncer le clou, les perceptions de douleur sont amplifiées. Résultat : on ralentit, on doute, on subit. Pas parce qu’on est cuit, mais parce que le cerveau a décidé qu’il valait mieux lever le pied. On se protège d’un risque… au prix du dépassement.
Ce mécanisme m’a fasciné. D’abord parce qu’il est invisible. Ensuite parce qu’il est terriblement familier. Dans la vie professionnelle, il opère à l’identique. Tu veux tenter ce poste auquel tu ne “corresponds pas tout à fait”. Tu veux exposer une idée neuve, risquer une critique, te mettre un peu en danger. Et ton cerveau, en bon gestionnaire du statu quo, te souffle doucement que ce n’est pas le moment, que tu n’as pas les armes, qu’il vaut mieux attendre. Il ne t’accuse pas d’être nul, il te persuade que l’attente est prudente. Que les autres sont sûrement plus prêts que toi.
Ce n’est pas du sabotage. C’est de la précaution mal calibrée. C’est le syndrome de l’imposteur dans sa version biologique. Et c’est ça que j’ai vécu sur ce trail : un corps qui en avait encore sous le pied, mais un cerveau qui disait non. Non, pas maintenant. Non, c’est risqué. Non, tu n’iras pas plus loin. Cette même sensation qu’on a parfois en rêve, quand on veut avancer mais qu’on fait du surplace. Étrange feeling.
Ce qui m’a remis en mouvement ce jour-là, ce n’est pas un sursaut héroïque. Ce sont les autres. Pas les stars du peloton, pas les influenceurs en lycra fluo. Les vrais, les anonymes. Ceux qui crient ton prénom en lisant ton dossard comme s’ils te connaissaient. Ceux qui tendent une main sans demander ton CV. Ceux qui courent à côté de toi, silencieusement, et dont la seule présence remet du carburant dans ta foulée. Ceux que tu ne reverras plus jamais, mais qui, le temps d’un regard fixe, long et sincère, ont insufflé une énergie suffisante pour aller jusqu’au prochain arbre, au prochain ravito, à la cathédrale.
Et là encore, le parallèle est évident. Dans le travail aussi, ce sont les autres qui nous relancent. Pas ceux qui évaluent froidement, mais ceux qui perçoivent. Ceux qui te voient faire, qui remarquent ce que tu ne revendiques pas. Ceux qui te poussent sans le dire, par un regard, une reconnaissance, une confiance gratuite. Ce ne sont pas des soft skills qu’ils te prêtent. C’est une place dans le mouvement, une place dans l’action. En gros, ceux qui t’encouragent, te laissent un feedback, te donnent sans rien espérer en retour.
Ce trail m’a montré que la ligne d’arrivée n’est qu’un prétexte. Ce qui compte, c’est le moment où tu doutes. Là où tu pourrais t’arrêter. Là où la fatigue mentale masque encore les ressources physiques. Ce moment critique, c’est là que les vraies compétences émergent : la capacité à écouter, à aider, à endurer sans spectacle. À garder son humour sous la pluie. À tendre les bras sans faire de bruit.
Chez fairception, on ne prétend pas mesurer ces instants avec des algorithmes magiques. Mais on essaie de les laisser exister. De donner de la valeur à ce que les autres perçoivent, quand ils sont témoins de vous dans l’effort, dans la coopération, dans le réel.
Parce qu’un bon profil, ce n’est pas qu’un ensemble de qualifications. C’est aussi une somme de regards portés sur lui. Et parfois, ce sont ces regards-là qui réveillent les jambes au km 33.
Stanislas, cofondateur de fairception